D’or & d’azur - Julie Chaizemartin
Les peintures d’Emmanuelle Leblanc se déploient dans l’espace à la manière d’un grand nuancier. Chaleureuses, somptueuses, scintillantes, les couleurs se répondent et s’épousent. C’est sans doute pourquoi l’artiste aime décliner ses œuvres en séries, classiquement, ou de manière plus narrative, sous la forme d’une frise constituée d’une succession de petits formats enfermant des images volées qu’elle a d’abord capturées en photographie. Comme si l’éphémère se trouvait ici un nouveau récit, transposé soudainement dans une histoire du temps long, celle de la peinture. Mais à y regarder de plus près ces images répondent à un souci de correspondance des couleurs afin de former une ligne chromatique, plutôt qu’à la volonté d’inventer une histoire dans le tableau. Dans ces petites séquences, surgissent des silences, des vanités, des natures mortes, des ciels, alternances de vides teintés et de figures légèrement floutées s’évanouissant dans une vapeur gorgée de couleurs. Dans ce sens, il semble qu’elles puissent servir de référentiel pour les grandes abstractions de nuances colorées auxquelles s’attèle Emmanuelle Leblanc depuis quelques années. Ainsi, l’artiste est progressivement passé du figuratif à l’abstrait. Ses premières peintures - La Mangeuse de couleurs (2005) ou la série Matière à réflexion - mettent en scène des personnages dont les visages et les postures reflètent volontairement certains défauts de l’image filmée qui a servi de modèle, « produisant un décalage et introduisant le doute pictural » dit l’artiste. Doute qui sera accentué dans les compositions campant deux personnages face à face dans un étrange décalage théâtral et spatial ou dans celles confrontant une figure et un monochrome. Effet de miroir diffractant, réflexif, brisé. Littéralement, la figuration se mire dans l’abstraction et vice-versa. Point de bascule qui semble résumer le grand sujet d’Emmanuelle Leblanc, à savoir : qu’est-ce que le visible nous dit de l’abstraction et qu’est-ce que l’invisible nous dit de la figuration ?
Mais là où l’artiste se distingue, c’est que ce cheminement artistique ne s’est pas fait par le biais de la forme, mais bien par celui de la couleur, ce qu’elle doit à sa formation de coloriste. Ses œuvres semblent ainsi réactiver la mémoire de la tradition picturale, pigmentaire, à travers laquelle tout l’appareil symbolique des images peintes s’est mis en place, de la dévotion mystique et religieuse la plus absolue à la quête contemporaine de la place et du statut de l’image dans notre rapport à la beauté. Ainsi, les Diffuses, grandes huiles vaporeuses dotées de densités lumineuses très travaillées, sont pareilles à des régions lointaines ou des tissus teintés qui nous ramènent à des temps anciens où les théories picturales se disputaient les notions de sacré et de mathématique, de fenêtre albertienne et d’inventione. Ces opacités profondes ne seraient-elles pas des images mémorielles des formes archétypales de l’histoire de l’art, ou même des coloris signifiants des armoiries ou des habits ? Cette interrogation est renforcée par le fait que l’artiste les enserre dans des cadres mimant la forme des polyptiques gothiques, où se logent le vert sinople, le bleu azur et le rouge pourpre (très utilisés dans les armoiries). Trinité profane en face de sa frise qui ne peut alors que nous évoquer une prédelle. On s’y plonge, on essaye de voir au-delà, ou plutôt au-dedans. Voir ce qui est caché. Quête d’un état de contemplation absolu. De telle sorte que le champ du tableau acquiert une profondeur insoupçonnée. Peu de peintres ont atteint cette harmonie. A la Renaissance, c’est sans doute Fra Angelico qui a su composer avec cette ambiguïté entre abstraction symbolique et figuration narrative. Plus tard, les toiles métaphysiques de Giorgio de Chirico ont exprimé à merveille une figuration abstraite. Plus proche de nous, les horizons monochromes d’Ettore Spalletti n’étaient, selon ses mots, que de la peinture figurative, inspirée par le ciel et les montagnes de sa région, réduits à un sentiment absolu d’amour et de tendresse par l’abstraction. La quête de la couleur pure, primitive, a menée Emmanuelle Leblanc au même endroit, celui du mystère de l’image figurative non-représentée. Chez elle, ce serait la synthétisation d’un motif traditionnel qui mènerait à l’abstraction. Regarder ses œuvres nous confronte à l’image dans sa dimension iconique, ce que confirme le recours à la dorure et aux fonds d’or. Sentiment d’une chapelle abstraite, déstructurée. On retrouve ici Spalletti et ses installations dans des églises. « L’or est l’interface entre la couleur et la lumière car l’or reflète la couleur et l’espace » dit-elle. Tout est dit, l’or fait surgir la lumière, le non-dit, l’ineffable, le symbolique. Il consacre l’illusion et le mystère, il conserve la mémoire dans une théâtralité sophistiquée. Parachèvement, l’artiste suggère la construction d’un environnement par la présence de colonnes, autre forme archétypale, servant ici de réceptacle à l’illusion de la lumière qui meurt vers le haut. « Et de plus en plus, on sort de l’image et on entre dans un champ atmosphérique » commente l’artiste. Les anciens avaient-ils ce sentiment devant les rais de lumière qui s’évadaient des cathédrales après avoir illuminé les retables ? On est proche de l’évanescence de la couleur quand surgit l’azur.
Julie Chaizemartin, journaliste et critique d’art
Le 18 janvier 2024